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RELIGION TRADITIONNELLE MALGACHE

LES GERMES DE CONFLIT DANS LA RELIGION TRADITIONNELLE MALGACHE

Parler de germes de conflit en contexte religieux traditionnel fait appel à une approche anthropologique de l’homme, vivant dans une aire géographique définie et une culture déterminée. L’homme concerné est ici le Malgache, dont la terre d’élection est MADAGASCAR.

Quelle perception le Malgache a-t-il de la personne humaine ? La réponse à cette interrogation constituera le volet de notre première section. De cette saisie de l’homme, nous relèverons une valeur, où l’humanité se reconnaît, mais qui trouve un champ d’application spécifique dans la Grande Ile. Cette valeur, c’est le FIHAVANANA. Ce sera notre deuxième section.

L’appréhension du fihavanana qui se nomme affectivité, cordialité, entente, relation harmonieuse, selon le point de vue où l’on se place, orientera notre réflexion à nous nous interroger pourquoi le non-respect du fihavanana est source de tension dans la société et la religion traditionnelle malgache. Pourquoi la transgression des règles du fihavanana menace l’unité entre ‘individus – olona’, la solidarité entre ‘membres des communautés de vie – fokonolona’, la fraternité entre ‘membres-croyants – mpino’ ? Si des tensions existent ici et là, si des conflits empoisonnent les relations de bon voisinage, où se situe la racine du mal chez le peuple malgache ? – Quel est le fond du problème ? Ce sera notre troisième section.

Une communication, de par sa nature même, est limitée dans le temps et dans l’espace. Notre effort, si minime soit-il, est de relever qu’un fond violent sommeille dans tout homme, chaque culture a son langage pour l’exprimer ; mais que tout homme aspire à vivre dans une oasis de paix et jouir d’un havre de bonheur.

I – LA PERCEPTION MALGACHE DE L’HOMME

Ces quelques proverbes présentent un éclairage sur la conception malgache de l’homme. De son observation, le Malgache constate que :

– L’être humain est ambivalent. Il a un côté positif et un côté négatif :

. « ny olombelona mora soa sy mora ratsy – l’homme peut-être

facilement bon, comme il peut-être facilement mauvais » ;

. « ny olombelona toy ny amalona an-drano ka be siasia – comme les

anguilles dans l’eau, l’homme va de-ci, de là » ;

. « ny olombelona tsy main-tsy lena – l’homme n’est ni sec ni mouillé ».

– Les hommes naissent égaux :

. « ny olombelona toy ny fandrin-drano, ka tsy misy avo sy iva – les

hommes sont pareils à la surface de l’eau tranquille : il n’y a ni haut ni

bas » ;

. « ny olombelona toy ny molo-bilany, ka iray manodidina ihany –

comme le bord d’une marmite, les hommes ne forment qu’un seul

cercle » ;

. « tsihy be lambanana ny ambanilanitra – ceux qui sont sous le ciel (les

hommes) forment une grande natte ».

– Vivre en société est le propre de l’homme :

. « ny maty aza te-ho maro – même les morts désirent être nombreux » ;

. « tsara ny roa noho ny iray, raha misy lavo misy mpanarina ; tsara ny

telo noho ny roa fa raha misy miady misy mpampisaraka – mieux vaut

aller à deux que d’être seul, car si l’un trébuche, l’autre est là pour

relever ; mieux vaut être à trois qu’être à deux, car si deux se

disputent le troisième est là pour séparer » ;

. « raha monina anosy, lavitra olon-kiresahana – si vous habitez une île,

vous êtes loin de ceux avec qui vous pourriez causer » ;

. « izao isika izao : maty iray fasana, velona iray trano – pour nous, nous

serons unis dans la mort, comme nous sommes unis dans la vie » (litt.

nous avons une tombe commune et une demeure commune).

Que retenir de ces expressions proverbiales dans le contexte de notre intervention, dans le cadre malgache ?

Le Malgache pense que l’homme ne peut se réaliser que dans un cadre communautaire. C’est là qu’il trouve son bonheur, c’est là qu’il trouve son accomplissement. La ‘famille restreinte – ankohonana’ constitue la première cellule sociale ; vient ensuite la ‘famille étendue – fianakaviana’, pour s’élargir en ‘descendance – taranaka’, ‘clan – tarika’, ‘tribu/ethnie – foko’. A côté de ce regroupement naturel, on cite aussi le rassemblement par quartier dans les centres urbains, par village dans les campagnes. Rassemblement connu sous le nom de ‘communautés de vie – fokonolona’.

Situés dans ces différents groupes, participant à la vie cultuelle et culturelle de la communauté, les individus se sentent aimés, respectés et reconnus. Reconnaissance et appréciation, qui n’excluent pas la hiérarchie sociale, mais que soude le fihavanana. Les proverbes « ny maty aza te-ho maro – même les morts désirent être nombreux », « maty iray fasana, velona iray trano – unis dans la mort, comme dans la vie » montrent combien les Malgaches apprécient la vie en communauté. Seul, l’individu ne peut accomplir de grands travaux : « ny tao-trano tsy efan’irery – la construction d’une maison n’est pas à la portée d’un seul homme ». Dans sa solitude et son isolement, l’individu n’a personne pour échanger des idées : « monina anosy, lavitra olon-kiresahana ». Avoir un compagnon de route est toujours agréable : « ny roa no tsara noho ny iray ».

A l’intérieur de la communauté peuvent, hélas, s’infiltrer des notes discordantes. C’est que la nature humaine est bipolaire : « tsy main-tsy lena – ni sèche ni mouillée ». Elle n’est ni vraiment bonne, ni tout à fait mauvaise : « mora soa sy mora ratsy ». En conséquence, l’homme erre de-ci de là, comme les anguilles dans l’eau tranquille : « be siasia ». Il se trompe facilement. C’est que l’être humain est fait, non d’un cœur de pierre, mais d’un cœur de résine, plus enclin vers le mal que vers le bien : « tsy fo vato, fa fo emboka. Et ce mal porte le nom d’égoïsme, d’individualisme, d’autoritarisme, de suspicion et d’insoumission aux normes coutumières. L’ensemble nuit au fihavanana. Justement, quelle est cette valeur d’horizon éthique, qui est au centre des relations interpersonnelles du Malgache et qui donne sens à sa vie ?

II – L’HARMONIE DU FIHAVANANA

N’importe quel étranger, de passage ou séjournant à Madagascar, se rend aisément compte de l’hospitalité cordiale de ses habitants. Cette cordialité donne une note locale typique qui fait le charme de la Grande Ile. Cette richesse du cœur et ce souci de relations harmonieuses que le Malgache possède à un degré supérieur, comme qualité naturelle, constituent ce « supplément d’âme », dont Bergson parle dans son ouvrage Les deux sources de la Morale et de la Religion » (1932) et que le monde scientifique et technologique d’aujourd’hui a tellement besoin.

S’il est vrai de dire, par ailleurs, que le sentiment de fihavanana est de portée universelle, il est vrai aussi de dire que les Malgaches ont leur manière particulière de l’exprimer. Sa configuration est en étroite corrélation avec les lieux et les agents malgaches qui en sont les principaux acteurs. En deux temps, nous survolerons rapidement sa double dimension. Celle-ci est verticale et horizontale.

2.1 La dynamique verticale du fihavanana

Le Malgache conçoit le monde comme un ordre, un arrangement, une situation. Le terme ‘lahatra’ traduit cette disposition. Dans cet ordre cosmique, chaque être est ordonné à une place. C’est sa part, son ‘anjara’. Chez l’individu humain, le moment de sa naissance dicte cette place, eu égard à la disposition des astres (signe zodiaque). C’est là sa chance, son étoile, son ‘vintana’ (à rapprocher de ‘kintana’, signifiant étoile). Tous les actes humains sont ainsi écrits, selon la croyance. En respectant sa place, son destin, l’homme honore l’«Etre suprême – Zanahary » et rend hommage aux « ancêtres – razana ». Il y a « communion – fihavanana ».

En effet, pour les habitants de Madagascar, Zanahary est principe de vie. Il ordonne, dispose, préside la destinée humaine. C’est de Zanahary que nous vient la « vie – aina » (sens biologique). Et c’est dans cette ligne qu’il faut comprendre la « communion – fihavanana » des Malgaches avec l’Etre suprême, les ancêtres et le cosmos. Il ne s’agit pas d’union de volontés, mais d’union vitale. La régularité des rites, le respect du « permis et du défendu – fady », la soumission aux « mœurs et coutumes – fomba », garantissent cette union. Mais l’élément « vie/flux vital – aina » est aussi objet de l’existence terrestre et situe l’individu dans la communauté.

2.2 La dynamique horizontale du fihavanana

Se sentir en famille dans la culture malgache ne signifie pas nécessairement être parmi les siens, mais être plutôt à sa place parmi les siens, dans son propre statut (parents, enfants ; aîné, cadet ; lignée paternelle, lignée maternelle ; ancien, adulte, jeune, enfant ; garçon, fille ; prince, roturier, esclave ; riche, pauvre ; gouvernants, gouvernés). Puis être reconnu comme tel.

Le fihavanana implique en ce sens un motif primordial d’existence et de reconnaissance. Dès lors, la famille nucléaire apparaît comme le lieu de naissance d’une affectivité dûe à la consanguinité, au facteur biologique qui engendre des sentiments et des rapports psychologiques. Elle apparaît aussi comme le lieu de référence qui justifie les mêmes attitudes vis-à-vis des membres de la famille étendue, de la communauté des « ancêtres – razana » jusqu’à l’ « Etre suprême – Zanahary ».

2.3 Les vertus du fihavanana

Cette valorisation du fihavanana comme moyen de « se situer », d’ « être situé » et d’ « être en relation avec », crée un certain esprit, un certain sentiment. Lesquels ?

– Un sentiment d’être chez soi, même si on se trouve chez le voisin :

. « trano atsimo sy avaratra, izay tsy mahalena ialofana – maison bâtie au nord, l’autre au sud : on s’abrite là où l’eau ne suinte pas ».

– Un esprit d’entraide :

. « asa vadi-drano tsy vita tsy ifanakonana – le travail des rizières ne peut se faire que si on s’y met à plusieurs ».

– Un sentiment de solidarité :

. « tondro tokana tsy mahazo hao ; ny hazo tokana tsy mba ala ; ny mita be tsy lanin’ny mamba – un seul doigt ne peut attraper un pou ; un seul arbre ne fait pas la forêt ; si l’on est nombreux à traverser (la rivière), on n’est pas mangé par les caïmans ».

– Un esprit de compromis :

. « ny iray tsy tia mafana, ary ny iray tsy tia mangatsiaka : ka ataovy ny marimaritra iraisana – l’un n’aime pas le chaud, l’autre n’apprécie pas le froid ; comme terrain d’entente (=juste milieu), faites tiède ».

– Un esprit d’échange mutuel et de dialogue :

. « ny teny ierana tsy mba loza ; tsy misy mangidy noho ny sakay, fa raha teny ierana dia hanina – la consultation ne peut faire de mal ; rien n’est plus piquant que le piment, mais si l’on s’accorde pour le manger, on y arrive quand même ».

Le propre de l’homme malgache est de devenir ainsi homme de fihavanana. Son « être-au-monde », c’est d’ « être-situé-dans-un-ensemble », d’ « être-en-relation-avec-tous ». Le nom de Rabefihavanana lui sied bien :

. « na maro aza tsy misy zanak’Ikalahafa, fa mpiray tam-po, mpiray fihaviana, mpiray monina, mpiray tanindrazana – même nombreux, personne ne peut se considérer l’enfant d’une étrangère car, tous, nous sommes frères et sœurs ; tous, nous venons d’une seule origine ; tous, nous vivons ensemble ; tous, nous avons une patrie commune ».

En clair, au cœur du fihavanana se situe la « vie/flux vital – aina » qui, par analogie, est une notion extensible. Elle s’étale à deux niveaux. Le niveau vertical qui démontre les relations de l’individu avec Zanahary et les razana. C’est la vie cultuelle. Le niveau horizontal où se tissent des liens d’amitié, de cordialité, d’entraide, car nul ne peut se suffire. C’est la vie affective, sociale, économique, culturelle. Entretenir la vie dans ses multiples aspects est donc le bien suprême. Et pour servir la vie, le Malgache se sert du fihavanana. Porter atteinte au fihavanana, c’est endommager la vie et vice-versa.

III – LES SOURCES DE TENSION

L’exposé précédent nous montre combien la morale malgache se résume à cultiver le fihavanana. Celui-ci est un point de repère cardinal de l’institution sociale malgache. Mais d’après son expérience existentielle, le Malgache est tout à fait conscient que le fihavanana n’est pas à l’abri des problèmes jouxtant l’éthique, l’économique et le social. Aussi relevons-nous que les germes de conflit dans la société et la religion traditionnelle malgache trouvent leur point d’ancrage, en premier lieu, dans le cœur et la nature de l’homme. En second lieu, de ce que l’individu se situe mal ou est mal situé dans le courant de vie, au sens propre comme au figuré.

3.1 Le pôle négatif humain

L’homme est ce qu’il est : de nature ambivalente. En lui coexistent et le pôle positif : le bien ; et le pôle négatif : le mal. Quand le Malgache signale alors que les hommes ressemblent aux anguilles dans l’eau, errant et se trompant ; ou bien que les hommes ne sont ni secs ni mouillés, ni vraiment bons ni tout à fait mauvais, il fait allusion à cette bipolarité. Bipolarité qui s’enracine dans les profondeurs du cœur, d’où émane le fihavanana.

Dans le mystère de son cœur, l’homme aime et communie. Aussi n’est-il pas étonnant si l’union-communion (fihavanana) est signifiée par firaisam-po (firaisana = union ; fo = cœur). Tout rayonne à partir du cœur. Par conséquent :

– L’excès du cœur aveugle la raison. Il ne favorise pas la clarté et la lucidité de l’ « esprit – fanahy » :

. « fo tezitra tsy ananan-drariny – en se mettant en colère, on montre qu’on n’a pas raison ».

– Il entraîne le regret et, parfois, provoque le remords :

. « fo tsy voalefitra mitondra nenina, fanahy tsy voatsindry mitondra loza – un cœur non dompté engendre le regret, un ‘fanahy’ (dans le sens de cœur) non maîtrisé crée le malheur ».

Les émotions pulsionnelles non-catalysées portent ombragent au rapport « union-communion – firaisam-po ». L’antipathie entre deux individus coupe leur lien vital. De la part du fauteur, reconnaître son erreur est un pas qui l’unifie avec son moi profond et son moi social, donc avec sa victime. Tant que cette reconnaissance fait défaut, le sentiment de proximité et de fraternité ne peut être renoué.

Si les passions, à l’exemple des excès du cœur, fragilisent les attaches fraternelles, le souci de l’individu d’être identifié, son fort quotient d’esprit magique, son rejet (inconscient) de la singularité, corrélatifs du pôle négatif de l’homme, méritent d’être soulevés.

3.2 Le souci d’identification

A observer de près, la sociabilité du Malgache cache un fond d’individualisme. « Etre-avec-tous », oui ! Mais « être-aussi-remarqué-par-tous » ! Sa sociabilité rime avec personnalité.

Les discours d’usage, à l’occasion des réunions familiales et des rencontres sociales ou cultuelles, marquent généralement les temps forts, où le MOI est honoré. L’orateur énumère un par un les membres présents. Leur nom, leur statut, leur appartenance. Dans ses retrouvailles (circoncision, fiançailles, funérailles), les premiers à être cités sont les anciens, dans l’ordre de la lignée (paternelle, maternelle) et les degrés de parenté. Du plus vieux jusqu’au plus jeune, tout le monde est situé. Personne n’est oublié.

Si nous avons mentionné cet exemple parmi d’autres, c’est pour rappeler que le Malgache est ‘chatouilleux’ de sa personne. Il aime être vu, être considéré. Ne pas l’identifier, c’est lui faire outrage. Sa personnalité se conjugue avec sa fonctionnalité. Celle-ci se définit par la place que l’individu détient dans la société. Le Malgache est ainsi fier de son titre : « je suis ceci, je suis cela ». Ne pas signaler cette image de marque lui porte préjudice. C’est plonger son Moi dans la vulgarité, lui manquer de « respect – haja », atteindre son « honneur – baraka » et sa « dignité – voninahitra ». Etre situé fait du Malgache un « homme-vivant – olombelona ».

Ce tempérament enclin à être considéré supporte difficilement les critiques, la franchise un peu rude. Il faut user des circonlocutions pour éviter de choquer et conserver le fihavanana. Poussé à l’extrême, ce souci d’identification accentue chez certaines personnes une attitude de domination, un complexe de supériorité, provoquant un sentiment de frustration chez les petits, les faibles, les sans défense. Ce à quoi ceux-ci répondent par une hypocrisie sociale, dégénérant en une sorte de résistance passive et d’hostilité larvée. En malgache, ce faux-semblant, teinté d’une certaine retenue, se nomme henamaso. Ce qui a valu le proverbe : « tsy ny henamaso no mahavelona fa ny hena masaka – le faux-semblant ne fait pas vivre, mais la viande cuite ».

Sur un tout autre registre, les tensions et les mésententes dérivent de ce que le Malgache supporte mal le beau, le bien ostentatoires chez l’autre.

3.3 Le rejet de la singularité

« Izay tsy mahay sobika mahay fatram-bary – celui qui ne sait pas tresser des corbeilles sait faire la mesure du riz » ; ou encore : « zarazarao ny raharaha : ny tapa-tànana miandry ondry, ny tapa-tongotra mitoto vary – répartissez les tâches raisonnablement : ceux qui sont manchots gardent les moutons, ceux qui sont estropiés pilent le paddy ». Ces deux proverbes évoquent à la fois la particularité et la complémentarité des humains. Particularité, oui ! Singularité, non !

Chaque individu est unique en son genre. Mais il se différencie de l’autre par son avoir, son savoir, ses talents, ses qualités morales et sociales. Rien d’anormal. La découverte de cette différence peut cependant être douloureuse pour certains. Ou bien, on s’efforcera d’imiter la personne désirée, convoitée ; ou bien, faute de moyens, on la violentera par toutes sortes de tracasseries. L’expression proverbiale : « aza mitomany randrana manendrika ny sasany – ne convoitez pas une mode de coiffure qui sied à autrui » est une mise en garde. La convoitise peut éveiller la jalousie et susciter la haine.

La violence que subit, en effet, un individu dans un groupe n’est pas l’effet d’un pur hasard. Elle manifeste non seulement l’arrogance des pulsions du cœur, mais aussi le rôle joué par les ‘mauvais génies’, qui sont toujours là et qui ne cessent de troubler la tranquillité de l’âme. Dès lors, qu’une personne attire l’attention sur elle par sa beauté, par sa réussite ; ou qu’une famille émerge du groupe par sa richesse, cela suffit à déclencher des jalousies. Surtout en brousse, dans les villages. Une singularité comportementale (même naturelle) chez un tel ou un tel provoque des animosités chez d’autres. Et comme le fihavanana, dans une certaine mesure, nivelle les individus, le Malgache est assez réticent que quelqu’un se singularise (caractère violent, tempérament hautain, statut…)

Tout sera mis en œuvre pour rendre impossible la vie de l’individu ou du groupe ciblé. Cela va du harcèlement psychologique (fausse rumeur, malversation, diffamation…) jusqu’à l’élimination physique. Le recours aux pratiques douteuses et démoniaques, telles que les philtres d’amour, l’envoûtement, l’ensorcellement, l’empoisonnement, figure parmi les ingrédients utilisés par les mal-intentionnés.

Quel lien cela peut-il avoir avec la religion ? Peut-on se demander. Dans les zones rurales, l’esprit communautaire est encore fortement ancré. Dieu merci ! La relation d’altérité se vit quotidiennement. Mais une fois, les relations rompues, elles trouvent des implications dans le domaine religieux. Les incidents journaliers se répercutent au niveau de la communauté des croyants. Il en est de même lorsque des raisons trans-biologiques s’immiscent dans des réalités purement humaines.

3.4 L’immixtion de causes trans-biologiques

Le souci d’être situé ou de s’imposer, le rejet de la singularité, font obstacle à l’altérité. La croyance malgache a l’effet magique du « blâme – tsiny » et du « retour des choses – tody » crée aussi des tensions. Le fait de la maladie en est l’exemple typique.

Quand une maladie perdure et que le patient devient réfractaire aux soins qui lui sont administrés, son entourage commence à soupçonner d’autres raisons du mal. En tout premier lieu, la famille pense à l’agression d’un tiers. Ce tiers pourrait être un « sorcier – mpamosavy », ou bien « l’esprit d’un ancêtre – lolo » négligé ou courroucé par suite d’un manquement à la coutume, ou tout simplement une vengeance humaine (jalousie, méchanceté) qui opère par le biais d’un ensorceleur, par le truchement d’un esprit chtonien (vazimba, kalanoro).

En second lieu, si les raisons citées sont toujours retenues, les gens ne manquent pas de penser que la maladie ne se serait pas attaquée à cet homme particulier ou tout au moins ne se serait pas formée, et n’aurait pas continué à l’inquiéter, sans l’ingérence d’un quelconque « blâme – tsiny » ou d’un quelconque « retour des choses – tody ». Autrement dit, la maladie ne se serait pas produite, si le tsiny ou le tody , ou bien une « malédiction – ozona » quelconque, ne s’en étaient pas mêlés. Ces causes trans-biologiques étant considérées comme pouvant opérer seules. Le patient est ainsi culpabilisé. On pourrait même à la limite avancer, non qu’un tel est malade parce qu’il est coupable, mais qu’il est coupable parce qu’il est malade.

Bref, la maladie est interprétée de la sorte et simultanément comme le signe et la conséquence d’une faute. Une punition, un châtiment dûs à une transgression morale ou religieuse. Le mal corporel n’est pas considéré comme un fait isolé, statique, mais une réalité complexe et dynamique qui a de nombreuses connexions et ramifications, sociales ou individuelles.

Le sentiment de suspicion détériore alors le fihavanana. Car du moment où un tel est soupçonné du doigt d’être à l’origine de la maladie, c’est toute la famille du malade qui se met à dos de l’homme soupçonné. Concluons.

Conclusion
En parlant de l’aujourd’hui, il ne se passe aucun jour sans que des faits monstrueux, accomplis ici et là à Madagascar, ne défilent sur le petit écran de télévision, ou bien ne soient dévoilés par la presse écrite. La modernité avec tout son cortège de nouveautés qui font appel à la consommation. Le phénomène de mode qui réveille les instincts les plus bas. La diffusion des films d’horreur, de violence jusqu’aux confins des brousses. Tout cela enfonce davantage la majorité du peuple malgache dans la perte de sa religiosité, de ses valeurs traditionnelles et l’essoufflement du fihavanana. Les bons égards mutuels d’antan se trouvent pervertis par cet esprit de calcul et de profit que certains individus affichent. Le passé n’est pas à idéaliser, le présent l’est encore moins. Mais devant ces maux qui rongent le fihavanana, faut-il pour autant baisser les bras ?

Chaque peuple a ses défauts comme ses qualités. Une culture, même la plus vertueuse, a ses limites et ses imperfections. Le fihavanana a ses revers (clanisme, népotisme, ethnocentrisme). Il n’est pas à l’abri du poids de l’organisation sociale, des régimes politiques, des forces du mal, des mutations et des fluctuations qui sont d’ordre social, socio-politique, socio-économique. Ces mutations et ces fluctuations sont sources de conflits (dislocation des familles, individualisme…).

Prendre alors conscience des limites du fihavanana comme d’une pathologie interne à bon nombre de Malgaches conduit à comprendre une vérité. A savoir que l’humanité actuelle a besoin de « réactiver » les modes d’expression du fihavanana. Les vertus d’entraide, de solidarité, de collaboration, de tolérance, de partage, d’assistance mutuelle, de confiance partagée, d’estime réciproque, non occasionnellement et de manière sporadique, mais de façon beaucoup plus profonde et permanente. Plus que jamais, les hommes de notre temps sont appelés à une réanimation du fihavanana, valeur culturelle attachée à la famille malgache, qui serait en somme un ferment de la solidarité planétaire.

En conséquence : il faut inciter les habitants de Madagascar à extirper leurs défauts pour bâtir l’avenir du pays sur leurs qualités, qui sont en fait des valeurs. Une valeur à domestiquer : le fihavanana. « Aleo very tsikalakalan-karena, toy izay very tsikalakalam-pihavanana – il vaut mieux perdre les petits moyens d’augmenter sa richesse que ceux qui fortifient les bonnes relations et l’amitié ». Ajoutons à cette sagesse les deux suivantes : « ny ahiahy tsy ihavanana – la méfiance /le soupçon empêche les bonnes relations » ; « ny fihavanana tsy azo vidiana – la concorde ne s’achète pas ». Aussi ni l’argent, ni le savoir, ni le profit, ne sont-ils le but final à atteindre, mais la paix sociale, la bonne entente, une vie « religieuse » profonde. Belle leçon de morale que cette pensée : « tsy ny varotra no taloha fa ny fihavanana – ce n’est pas le commerce qui exista d’abord, mais l’amitié ». Certains (même des Malgaches) ne veulent plus aujourd’hui entendre cela. Et pourtant, c’est grâce à cette sagesse, que l’Histoire a donné et donne au monde des hommes de paix, bienfaiteurs de l’humanité ou gloire de leurs nations.

Le fihavanana est une valeur éthique. Elle existe et existera, si on la cultive. Il ne paraît pas contestable que, dans le courant actuel de mondialisation, le Malgache veuille rester malgache. Mais il faut le rendre de plus en plus conscient que cela dépend de lui. Il dépend de lui de trouver les formes actuelles du FIHAVANANA, de les entretenir, de les cultiver. C’est sans doute une œuvre d’éducation, qui doit aussi passer par les écoles.

En matière éthique, rien ne va de soi. Les Malgaches peuvent et doivent cultiver la croyance naturelle en « Zanahary – Etre suprême », le respect de la dignité et de la particularité de chaque personne, le goût de la vie. C’est cela le Fihavanana. Il n’est pas douteux que l’humanité aille vers de plus en plus d’unité ; mais l’unité n’est pas uniformité. Le danger du fihavanana, c’est justement de vouloir « uniformiser » les individus.

En entrant décidément dans ce courant général, la mondialisation, le Malgache se doit alors de préserver son identité et sa particularité culturelle. « Ny tsikalakalan-karena manam-pahalaniana, fa ny tsikalakalam-pihavanana tsy manam-pahalaniana – les petits moyens d’augmenter son avoir ne réussissent pas toujours, tandis que ceux qui servent à fortifier (ou obtenir) la fraternité sont toujours efficaces ».

Notre message, le mot de la fin. La mystique du fihavanana, source d’une énergie de vie et souffle de « Zanahary – Etre suprême », est un chemin qui ouvre la voie vers une mondialisation spirituelle, au service du bonheur de toute l’humanité. Mais ce chemin n’est effectif que si l’on ne mobilise le plus largement possible des hommes et des femmes en mesure d’en incarner sa dynamique, ses valeurs. Car tout est possible à ceux qui prennent conscience du mal qui gangrène la terre, à ceux qui cherchent les opportunités réelles d’ouvrir de nouvelles voies de vie, de nouvelles utopies, autour desquelles ils concentrent toutes leurs énergies de créativité.